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Je jetai une paire de sous-vêtements roses qui portaient une étiquette « Liz » sur la pile d’habits qui lui appartenait, puis je m’arrêtai. Est-ce qu’on lavait aussi les sous-vêtements des garçons ? J’espérais bien que non. J’examinai la pile et, ne trouvant que ceux de Rae, Liz et Tori, je soupirai de soulagement.
— Fillette…
Une voix d’homme au-dessus de ma tête. Je me raidis mais me forçai à continuer mon tri. Il n’y avait personne ici. Ou s’il y avait quelqu’un, il n’était pas réel. Voilà comment je devais gérer la situation. Ne surtout pas prendre mes jambes à mon cou. Tenir bon. Entendre les voix, visualiser les hallucinations, mais ne pas y prêter attention.
— … viens ici…
La voix avait bougé à l’autre bout de la pièce. Je saisis un string en dentelle rouge marqué « Tori » et pensai à mes culottes en coton de petite fille.
— … par ici…
J’essayai de me concentrer sur la manière dont je pouvais obtenir de plus beaux sous-vêtements avant que les autres les lavent pour moi, mais mes mains commencèrent à trembler sous l’effort que je faisais pour oublier la voix. Juste un coup d’œil. Je pouvais jeter juste un…
Je levai les yeux. Personne. Je soupirai et recommençai à trier.
— … porte… fermée…
Je regardai la porte close. Celle que j’avais remarquée plus tôt, preuve que la voix n’était que le produit de mon imagination débridée.
Pourquoi as-tu besoin de preuves ? Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?
Super. Deux voix à ignorer.
— Ouvre la porte… quelque chose… te montrer…
Ha ! Voilà qui était une scène classique : viens donc regarder derrière cette porte fermée, petite fille. Je ris, mais ne parvins à produire qu’un chevrotement qui se finit en un cri aigu.
Reprends-toi. Endurcis-toi ou bien ils ne te laisseront jamais partir.
Je jetai un regard furtif vers la porte. Ça ressemblait à un placard ordinaire. Si je croyais vraiment que la voix était dans ma tête, qu’est-ce qui m’empêchait de l’ouvrir ?
Je marchai à grands pas jusqu’à la porte, me forçant à mettre un pied devant l’autre. Je savais que si je m’arrêtais, je perdrais mon sang-froid.
— Bien… viens…
Je saisis la poignée et sentis le métal froid sous mes doigts.
— … ouvre…
Je tournai lentement le bouton de la porte. Il fit un quart de tour, puis se bloqua. Je le secouai.
— C’est fermé.
Ma voix résonna dans la buanderie. Je remuai de nouveau la poignée, puis la fis tourner brusquement. La porte ne bougea pas.
— Clé… trouve… ouvre…
J’appuyai mes doigts sur mes tempes.
— La porte est fermée à clé, et moi, je remonte, répondis-je.
Je me retournai et me heurtai à un mur de chair : pour la seconde fois de la journée, je poussai un cri de fillette. Je levai les yeux pour voir le même visage qui m’avait fait crier la première fois.
Je reculai en trébuchant et serais tombée si la porte n’avait pas été juste derrière moi. Derek ne fit aucun geste pour me rattraper, il resta juste planté là, les mains dans les poches, pendant que je recouvrais mes esprits.
— À qui tu parlais ? me demanda-t-il.
— À moi-même.
— Mmm.
— Bon, excuse-moi, mais…
Comme il ne semblait pas vouloir bouger, je fis un pas de côté pour le contourner. Il se mit en travers de mon chemin.
— T’as vu un fantôme, pas vrai ?
À mon grand soulagement, je parvins à rire.
— Désolée de te décevoir, mais les fantômes n’existent pas.
— Mmm.
Il parcourut la buanderie des yeux, comme un flic cherchant un évadé de prison. Il posa un regard si perçant sur moi qu’il me fit perdre tous mes moyens.
— Qu’est-ce que tu vois, Chloé ?
— J-j-je ne v-v-v…
— Calme-toi, fit-il d’un ton brusque, impatient. À quoi est-ce qu’ils ressemblent ? Ils te parlent ?
— Tu veux vraiment savoir ?
— Ouais.
Je me mordis la lèvre, puis me mis sur la pointe des pieds. Il se pencha pour écouter.
— Ils sont couverts de draps blancs avec de grands trous pour les yeux. Et ils crient « Bouh ! » Maintenant pousse-toi de mon chemin, lui fis-je avec un regard mauvais.
J’attendais qu’il ricane d’un air méprisant. Qu’il croise les bras et me dise : « Essaie un peu, petite. »
Ses lèvres se tordirent et je me contractai, avant de me rendre compte qu’il souriait. Il se moquait de moi.
Il se poussa. Je m’éloignai rapidement vers l’escalier.
Le docteur Gill était une petite femme avec un long nez de rongeur et des yeux de rat globuleux qui me scrutaient comme si c’était moi le rat, l’un de ces animaux de laboratoire dont le moindre mouvement devait être consigné dans son carnet. J’avais déjà vu des psychologues auparavant ; deux, après la mort de ma mère. J’avais détesté le premier, un vieil homme à l’haleine fétide qui fermait les yeux quand je parlais, comme s’il faisait la sieste. Lorsque je m’en plaignis, j’eus droit au second, le docteur Anna, une femme aux cheveux roux qui plaisantait avec moi et me rappelait ma mère. Elle m’avait aidée à aller de l’avant. Après dix minutes en compagnie du docteur Gill, je savais qu’elle se situait quelque part entre les deux. Elle avait l’air gentille, et elle écoutait avec attention, mais elle n’allait certainement pas se mettre à faire des blagues.
Elle me demanda comment j’avais dormi ; si je mangeais bien ; ce que je pensais des autres ; et surtout, ce que je ressentais à être ici. Je mentis en répondant à la dernière question. Je n’étais pas stupide. Si je voulais sortir, je ne pouvais pas me plaindre que je n’étais pas à ma place ou protester que quelqu’un avait fait une terrible erreur.
J’assurai alors que je savais que mon père et ma tante avaient eu raison de m’amener à Lyle House, et que j’étais bien décidée à tout faire pour aller mieux.
Le visage de rat du docteur Gill s’apaisa.
— Je suis contente de te l’entendre dire. C’est une attitude très mature.
Je hochai la tête en essayant d’avoir l’air sincère.
— Et sinon, Chloé, as-tu déjà entendu parler de schizophrénie ? Mon cœur fit un bond.
— De sch-schizophrénie ?
— Oui. Est-ce que tu y connais quelque chose ?
Ma bouche s’ouvrit, puis se referma ; mon cerveau refusait de lui souffler des mots.
— Chloé ?
— V-vous pensez que je suis schizo ?
Sa bouche se serra.
— Nous n’employons pas ce mot, Chloé. En fait, nous préférons ne pas utiliser d’étiquette. Mais le diagnostic est une partie nécessaire du processus. Le patient doit connaître son état, le comprendre et l’accepter avant que nous puissions commencer le traitement.
— M-mais je viens d’arriver. Comment p-pouvez-vous déjà savoir…
— Te souviens-tu de ce qui s’est passé à l’hôpital ? Les médecins à qui tu as parlé, les tests qu’ils ont pratiqués ?
— Ils pensent que je suis schizophrène ?
Elle secoua la tête.
— En attendant que les scientifiques trouvent un moyen de diagnostiquer la schizophrénie de manière définitive, nous n’avons rien de concluant. Cela dit, ces tests ont éliminé d’autres possibilités telles que des tumeurs ou la consommation de drogues. Quand on compare ces résultats avec tes symptômes, le diagnostic le plus vraisemblable est la schizophrénie.
J’observai le sol.
— Vous pensez que je suis schizophrène.
— Est-ce que tu sais ce que c’est ?
Elle parlait doucement, comme si elle commençait à douter de mon intelligence.
— J’ai vu Un homme d’exception.
Elle pinça de nouveau les lèvres.
— C’est la version hollywoodienne, ça, Chloé.
— Mais c’est l’adaptation d’une histoire vraie, n’est-ce pas ?
— L’adaptation, fit-elle d’une voix adoucie. J’ai vu dans ton dossier que tu aimais les films, et c’est formidable. Mais ce n’est pas un bon moyen de s’informer sur les maladies mentales. Il existe beaucoup de formes et des degrés différents de schizophrénie, et ton cas n’est pas le même que celui du film.
Vraiment ? Je voyais pourtant des gens qui n’étaient pas là, tout comme le héros.
— Ce qui t’arrive, c’est ce qu’on appelle « la schizophrénie indifférenciée », reprit le docteur Gill. Cela signifie que tu présentes un nombre limité de symptômes primaires : dans ton cas, voir des choses et entendre des voix. Des hallucinations visuelles et sonores.
— Et la paranoïa ?
— Rien ne montre cela. Tu ne présentes pas de signes de comportement ou de discours désorganisés…
— Et le bégaiement ?
Elle secoua la tête.
— Ça n’est pas lié. Tu ne montres aucun des autres symptômes, Chloé.
— Ça pourrait arriver ? Un jour ?
— Pas forcément. Il faudra être vigilant, bien sûr, mais le problème a été décelé très tôt. Généralement, le diagnostic n’a pas lieu avant que le patient atteigne dix-huit, vingt ans. C’est comme de détecter une maladie dès le début, quand les chances de minimiser sa progression sont les meilleures.
— Et qu’on peut s’en débarrasser.
Il y eut un moment de silence pendant lequel le docteur Gill joua avec son long collier.
— La schizophrénie… n’est pas comme la grippe, Chloé. C’est permanent.
Le sang battit à mes tempes et étouffa la phrase suivante. Elle se pencha et me toucha le genou.
— Chloé, est-ce que tu m’écoutes ? (Je hochai la tête. Elle recula.) La schizophrénie n’est pas mortelle. Mais c’est un état qui dure toute la vie. C’est comme avoir de l’asthme. En changeant tes habitudes de vie et grâce aux médicaments, elle peut être contrôlée et tu peux vivre une vie presque normale, à tel point que personne ne se rendra compte que tu es atteinte de schizophrénie, sauf si tu choisis de le dire. (Elle se laissa aller en arrière et me regarda dans les yeux.) Tu as affirmé tout à l’heure que tu étais bien décidée à faire ce qu’il faudrait pour y arriver. Je sais que tu espérais une guérison rapide, mais cela va demander ce même niveau de maturité et de détermination. Est-ce que tu es prête pour ça, Chloé ?
J’avais d’autres questions : est-ce que ça arrivait généralement aussi vite, sans prévenir ? Un jour, on se promenait, tout à fait normal, et le lendemain on avait des hallucinations et on courait en hurlant dans les couloirs ? Et puis paf, on vous disait que vous étiez schizophrène, affaire classée ?
Tout cela semblait trop soudain. Mais en voyant le docteur Gill m’observer et attendre ma réaction, impatiente de passer à la phase suivante, j’eus peur que si j’ajoutais quelque chose, cela donnerait l’impression que j’étais encore dans le déni. Et si je faisais cela, je ne sortirais jamais de Lyle House.
Alors je hochai la tête.
— Je veux juste aller mieux.
— Bien. Alors nous allons commencer.
Le docteur Gill me parla du traitement. Il était censé mettre fin à mes hallucinations. Une fois qu’on aurait trouvé la dose qui convenait, il ne devrait pas y avoir d’effets secondaires importants, mais il était possible qu’au début je sois sujette à des hallucinations, un état dépressif, et des délires paranoïaques. Super. Apparemment le remède n’était pas mieux que le mal.
Elle m’assura que lorsqu’il serait temps de quitter le foyer, prendre mes cachets ne serait pas bien différent de prendre un traitement quotidien contre l’asthme.
— C’est comme ça que tu dois considérer la schizophrénie, Chloé. Comme une maladie. Tu n’as rien fait pour la provoquer.
Et je ne pourrai rien faire pour la soigner.
— Tu vas traverser une période de dépression, de colère, et même de déni. C’est naturel, et nous nous en occuperons pendant nos séances ensemble. Tu viendras me voir une heure tous les jours.
— Est-ce qu’il y a aussi des séances en groupe ?
— Non. Tu décideras peut-être un jour d’explorer la dynamique de la thérapie de groupe, et nous pourrons en parler plus tard. Mais à Lyle House, nous croyons en l’importance cruciale du respect de l’intimité. Tu as d’abord besoin d’accepter complètement ce qui t’arrive avant d’être assez à l’aise pour parler de ta maladie aux autres.
Elle posa son carnet sur son bureau et croisa les mains sur ses genoux.
— Voilà qui nous amène au dernier point pour aujourd’hui : l’intimité. Comme tu l’as sûrement deviné, tous les résidents du foyer font face à des troubles psychiques. Mais c’est tout ce que les autres ont besoin de savoir. Nous ne communiquerons aucun détail sur ton état, tes symptômes ou ton traitement à qui que ce soit. Si quelqu’un essaie de te forcer à parler, tu dois venir nous voir immédiatement.
— Ils savent déjà, murmurai-je.
— Comment ?
L’indignation qui brûlait au fond de ses yeux m’indiqua que j’aurais mieux fait de me taire. Je savais d’expérience qu’il était important de parler de ce qui me tracassait, mais je n’allais pas commencer mon séjour à Lyle House en caftant.
— P-pas pour la schizophrénie. C’est juste que… quelqu’un savait que je vois des trucs. Des fantômes. Mais je n’en ai jamais parlé. À personne.
— De qui s’agit-il ?
— J-je préfère ne pas le dire. Ce n’est pas important.
Elle décroisa les mains.
— Si, c’est important, Chloé. Mais je comprends aussi que tu ne veuilles causer de problème à personne. Je crois bien savoir qui c’est. Elle a dû écouter aux portes quand nous parlions de tes hallucinations et tirer ses propres conclusions à propos des… (Elle fit un geste dédaigneux de la main.) Des fantômes. Je suis désolée que ce soit arrivé, mais je te promets qu’on s’en occupera discrètement.
— Mais…
— Elle ne saura pas que tu nous as parlé, mais il faut que nous fassions quelque chose. (Elle s’appuya plus confortablement contre le dossier de son fauteuil.) Je suis désolée que ce soit arrivé le premier jour, reprit-elle. Les jeunes gens sont curieux de nature, et nous avons beau faire de notre mieux pour que l’intimité soit respectée, cela n’est pas toujours possible dans un lieu de vie étroit comme ici.
— Ça n’est pas grave. Personne n’a fait d’histoires.
— Nous avons un très bon groupe de jeunes ici, dit-elle en hochant la tête. En général, ils sont très respectueux et tolérants. C’est important à Lyle House. Un chemin difficile t’attend, et nous sommes tous ici pour que ce voyage se passe le mieux possible.
Schizo.
Peu importait combien de fois le docteur Gill avait comparé ça à une maladie ou un handicap, ce n’était pas la même chose. Vraiment pas. J’étais schizophrène.
Si je voyais deux hommes dans la rue, l’un en fauteuil roulant et l’autre se parlant à lui-même, auprès duquel me précipiterais-je pour lui ouvrir la porte ? Et lequel éviterais-je en traversant la rue ?
Le docteur Gill avait dit qu’il suffirait de prendre mon traitement et d’apprendre à faire face. Si c’était si simple, pourquoi donc y avait-il des gens qui erraient dans les rues en parlant tout seuls ? Des clochards au regard dément qui criaient dans le vide ?
Qui voyaient des gens qui n’étaient pas là. Qui entendaient des voix qui n’existaient pas.
Des schizos.
Comme moi.
Après ma séance, je me réfugiai dans la salle multimédia pour réfléchir. J’étais en boule sur le canapé, un coussin pressé sur ma poitrine, lorsque Simon entra, rayonnant.
Il traversa la pièce sans me voir et attrapa une casquette qui se trouvait sur le bureau. Il la lança en l’air en chantonnant tout bas et la rattrapa.
Il avait l’air heureux.
Comment pouvait-il être heureux ici ? À l’aise, peut-être. Mais heureux ?
Il renversa la casquette d’un geste et la mit sur sa tête. Il s’arrêta, le regard rivé sur la fenêtre. Je ne voyais pas son expression, mais il devint tout à fait immobile. Puis il secoua vivement la tête. Il se retourna et m’aperçut. Un éclair de surprise passa sur son visage, puis il fit un grand sourire.
— Salut.
— Salut.
Il s’approcha et son sourire s’effaça.
— Est-ce que ça va ?
Les mots « Je vais bien » me vinrent aux lèvres, mais je ne parvins pas à les faire sortir. Je n’allais pas bien. J’avais envie de le dire. J’aurais voulu pouvoir dire que je n’allais pas bien. Mais l’inquiétude dans sa voix avait seulement fait disparaître son sourire, sans toucher ses yeux. Ils restaient distants, comme s’il faisait un effort pour être gentil parce qu’il était un garçon sympa et que c’était ce qu’il convenait de faire.
— Oui, ça va, répondis-je.
Il ajusta la visière tout en me regardant, puis haussa les épaules.
— OK. Mais tu veux un conseil ? Ne les laisse pas te surprendre en train de te terrer ici. C’est comme d’aller dans ta chambre pendant la journée. Tu auras droit à un sermon comme quoi il ne faut pas rester à se morfondre.
— Je ne…
— C’est eux qui le disent, la coupa-t-il en levant les mains, pas moi. Je te préviens, c’est tout. Tu peux t’en tirer en allumant la télé et en faisant semblant de la regarder, mais ils préféreront que tu sois active et que tu passes du temps avec nous. On n’est pas si terribles. Pas trop cinglés.
Il fit un large sourire qui me serra le ventre. Je me relevai et tentai de trouver quelque chose à dire, quelque chose pour le faire rester. J’avais envie de parler. Pas du docteur Gill, pas de la schizophrénie. De tout sauf de ça. Simon avait l’air normal et j’avais désespérément besoin de normalité.
Mais il avait déjà détourné les yeux et observait la porte. Évidemment, il voulait que je passe du temps… avec quelqu’un d’autre. Il donnait seulement des conseils à la nouvelle.
L’embrasure de la porte s’assombrit et le sourire de Simon réapparut soudain.
— Salut, frangin. T’inquiète, je ne t’ai pas oublié. Je parlais juste à Chloé.
Il me désigna d’un geste. Derek regarda dans la pièce, son visage tellement inexpressif qu’on aurait pu penser que Simon lui montrait un meuble.
La scène du sous-sol me revint : Derek m’avait accusée de parler aux fantômes. L’avait-il dit à Simon ? Probablement. Je pariai qu’ils s’étaient bien moqués de la folle.
— On sort dans le jardin, me dit Simon. On va taper un peu dans le ballon pendant notre pause. Tu es la bienvenue si tu veux venir.
L’invitation vint de manière légère et automatique, et il n’attendit même pas la réponse avant de passer à côté de Derek et de lancer :
— Je vais chercher Talbot pour désactiver la porte.
Derek resta sans bouger. À me regarder.
À m’examiner.
Comme si j’étais anormale.
Comme si j’étais schizo.
— Tu veux ma photo ? lui dis-je d’un ton brusque. Vas-y, prends-en une, ça durera plus longtemps.
Il ne cilla même pas, mais ne partit pas non plus. Il resta là à m’observer, comme si je n’avais rien dit. Il partirait quand il le voudrait. Ce qu’il fit, sans un mot.
Lorsque je quittai la salle multimédia, il ne restait que Mme Talbot. Les autres étaient retournés en cours après leur pause. Elle m’envoya à la cuisine, cette fois pour éplucher des pommes de terre.
Avant de commencer, elle me donna un autre médicament. Je voulais demander quand je devais espérer qu’il fasse effet, mais si je posais la question, il me faudrait admettre que j’entendais toujours des voix. Je n’avais pas d’hallucinations, cependant. Seulement la main ce matin, juste après avoir pris le comprimé. Alors peut-être bien qu’ils marchaient. Peut-être que ce ne serait jamais mieux que ça. Que ferais-je dans ce cas ?
Je ferais semblant. Je bloquerais les voix et ferais mine de ne pas les entendre. J’apprendrais à…
Un hurlement résonna à travers la maison.
Je sursautai et envoyai l’Économe valser avec fracas dans l’évier. J’écoutai en attendant une réaction, le cœur battant. Si personne ne réagissait, cela signifierait que la voix était dans ma tête. Voilà, j’étais déjà en train d’apprendre.
— Elizabeth Delaney ! Reviens ici !
Une porte claqua. Des bruits de pas précipités, ponctués de sanglots, retentirent dans le couloir. Les cheveux se dressèrent sur ma nuque au souvenir de la fille qui pleurait à l’école. Mais je me forçai à aller jusqu’à la porte et l’entrebâillai juste à temps pour voir Liz monter l’escalier en vacillant.
— Tu apprécies le spectacle ?
Je fis un bond et aperçus Tori qui me jeta un regard noir avant de courir derrière son amie. Mlle Van Dop sortit du salon pour se précipiter dans le couloir à grands pas. Une voix gronda depuis la salle de classe.
— J’en ai par-dessus la tête ! Je veux bien m’attendre à des problèmes de comportement en venant donner des cours dans un endroit comme celui-ci, mais cette fille a besoin de l’aide de professionnels.
— Madame Wang, je vous en prie, dit Mlle Van Dop. Pas devant les…
— Elle m’a jeté un crayon à la figure. Elle l’a lancé sur moi, comme une arme. Trois centimètres à côté et elle me le plantait dans l’œil. Elle m’a blessée. Je saigne. À cause d’un crayon ! Tout ça parce que j’ai eu l’audace de suggérer qu’une élève de première devrait être capable de comprendre l’algèbre de base.
Mlle Van Dop l’entraîna dans le hall, mais Mme Wang se dégagea et entra dans une autre pièce comme un ouragan.
— Où est le numéro du directeur ? Je démissionne. Cette fille est une menace…
Je sentis une ombre bouger sans bruit à côté de moi ; je me retournai et vis Derek près de mon épaule. Avant que la porte de la salle à manger se referme derrière lui, j’eus le temps d’apercevoir des livres et une calculatrice éparpillés sur la table. Pendant tout ce temps, il avait dû se trouver là à travailler de son côté.
Il baissa les yeux vers moi et je m’attendis à un commentaire sarcastique sur le défaut d’écouter aux portes, mais il marmonna simplement :
— Bienvenue chez les fous.
Puis il passa à côté de moi et entra dans la cuisine pour piquer quelque chose à manger.